IA : subir ou s’adapter
L’intelligence artificielle (IA) s’est immiscée dans le travail de presque tout le monde sans trop faire de vagues. Mais devant une nouvelle génération d’outils (et bientôt d’agents) sur le point d’être déployés sur le nuage, comment allons-nous réagir? Le nouvel outil prometteur de génération de vidéos d’OpenAI, Sora, devrait bientôt être lancé, et je ressens plus d’anxiété que d’enthousiasme dans le secteur de la création. En tant que directeur en chef de la création d’une agence de marque et de publicité bien établie, j’estime qu’il est de mon ressort d’aider à éclaircir les choses pour ma communauté.
Il y a deux ans, je me souciais peu de l’IA. Comme la plupart d’entre nous, je me suis laissé berner par la pléthore de mains à six doigts qu’elle produisait, et je pensais que la création automatisée ne pourrait jamais remplacer la créativité humaine. J’aurais dû m’en douter. Après tout, il y a des années, j’ai travaillé sur une campagne de lancement pour Uber qui présentait exactement la dynamique actuelle – et dix ans plus tard, je vis dans une ville où des voitures autonomes conduites par l’IA transportent les gens pour une fraction du prix d’une course Uber. Alors aujourd’hui, en tant que créateur ayant en quelque sorte les mains sur le volant du taxi, je sais que ça ne sert à rien de dépenser de l’énergie à essayer d’arrêter le progrès. Je me sens obligé de réfléchir aux dix prochaines années. Je suis un rêveur, mais je ne vis pas dans un monde imaginaire.
J’ai donc passé la dernière année à me plonger dans les forces qui sous-tendent la révolution de l’IA afin de lever le voile mystique sur cette technologie et de mieux comprendre la trajectoire dans laquelle nous nous trouvons. Gordon Moore, cofondateur d’Intel, a été le premier à avancer cette idée que nous appelons aujourd’hui la loi de Moore, qui se résume essentiellement à la révolution actuelle de l’IA. En 1965, il a constaté que notre expérience de la technologie des réseaux serait toujours en corrélation directe avec les progrès physiques des circuits intégrés (ça semble plutôt évident, non?). Tous les deux ans, le nombre de transistors sur une puce double, ce qui double du même coup la performance de la technologie. Cette qualité exponentielle « magique » est ce qui explique la raison pour laquelle la puissance de calcul s’est transformée en ruée vers l’or aujourd’hui. À titre d’exemple, la valorisation de NVIDIA (l’un des principaux innovateurs dans le domaine des micropuces, qui produit des circuits utilisés pour des applications telles que l’informatique d’IA) a maintenant dépassé celle d’Apple. Certains analystes comme Beth Kindig (I/O Fund project) ont prédit qu’elle pourrait même atteindre 10 billions de dollars d’ici 2030, si la dynamique actuelle du marché et la demande d’IA se maintiennent (tandis que celle d’Apple devrait atteindre 5 billions de dollars d’ici là). Meta disposerait d’environ 500 000 unités de puces « IA » de NVIDIA (à 40 000 $ l’unité), et OpenAi est en train d’amasser des billions pour concevoir ses propres puces (des billions!). Ces chiffres astronomiques dépassent l’entendement.
Maintenant, en quoi cela nous concerne-t-il?
Depuis plus de vingt ans, les entreprises accumulent des mégadonnées – en partie fournies gratuitement par nous, les utilisateurs des services offerts par les Meta de ce monde – et c’est aujourd’hui qu’elles commencent à récolter le fruit de leurs efforts, maintenant que le matériel technologique et les logiciels d’IA peuvent, ensemble, traiter ces immenses banques de données. Cela promet d’ouvrir de nouvelles possibilités jusque là inimaginables pour quiconque a les moyens d’acquérir une telle puissance de calcul. La quasi-totalité du secteur technologique (matériel et logiciel) est donc obsédée par l’idée que nous sommes à l’aube d’une percée dans le domaine du traitement des données, et les sociétés les plus riches du monde sont derrière pour l’appuyer. Comme vous vous en doutez, il ne s’agit pas d’une tendance éphémère.
Sur un plan plus personnel, je me suis mis à suivre une foule d’actualités et de discussions très approfondies et prospectives au sujet de l’IA sur X et LinkedIn, dans le but de rassembler des points de vue d’un bout à l’autre du spectre pour mieux cartographier l’éventail de résultats potentiels. En fin de compte, j’ai dû ralentir ma consommation pour préserver ma santé mentale et rester un tant soit peu fonctionnel et ancré dans la réalité actuelle. À l’heure qu’il est, la sphère de l’IA est submergée par une « énergie de rupture » écrasante à laquelle je me sens obligé de résister. L’ampleur imprévisible de cet effort technologique laisse entrevoir autant de résultats positifs que de scénarios de notre future dystopie. Les leaders de l’IA sont ni plus ni moins intoxiqués par un pouvoir divin créé par l’homme. Que l’IA permette de relever les défis les plus complexes du monde comme on nous le fait croire, qu’elle nous déçoive en créant une fortune encore plus obscène pour ses disciples, ou qu’elle se révèle être une bulle d’illusion napoléonienne autoproclamée, à ce stade, l’obligation de se conformer combinée à un manque d’humilité élémentaire ou de préoccupation envers l’équilibre fragile de nos systèmes s’apparente à une véritable dictature. Soupir… et une fois de plus, le capitalisme déroule le tapis rouge à la mégalomanie.
Après avoir pris connaissance de tout cela, est-ce que je pense que l’IA est une menace pour notre industrie créative? J’imagine qu’à présent, vous voyez où je veux en venir.
Je crois profondément qu’un certain niveau d’alerte est obligatoire pour nous inciter à surveiller activement tout ce qui concerne le développement de l’IA. Je n’emploierais pas le mot « alerte » si cet effort technologique était propulsé par des sociétés comme Apple, qui se targue de protéger ses adeptes de toute menace technologique, ou Adobe, dont la mission est essentiellement au service des créatifs. Malheureusement, comme on peut l’entendre dans les interviews de Sam Altman (PDG d’OpenAI), les leaders qui dictent le rythme de la révolution de l’IA sont prêts à écraser tous ceux qui ne l’acceptent pas, quitte à anéantir des entreprises, voire des secteurs professionnels en entier. Car, comme mentionné précédemment, la course à l’IA n’est pas une question de collaboration entre l’humain et la machine; c’est une course pour déterminer qui créera la forme d’IA la plus puissante qui, par définition, est conçue pour se passer progressivement de l’humain et parvenir ultimement à une autonomie totale. Je pense donc qu’il est plus prudent de supposer que l’IA sera capable de faire tout ce que moi ou mon équipe pouvons faire pour une fraction du coût. Et surtout, je pense qu’il est préférable de supposer que l’IA sera capable de le faire plus vite que nous ne pouvons l’imaginer. Alors, comment s’y préparer?
Ne misez pas uniquement sur la « protection » de votre savoir-faire. Je comprends; il y a l’énergie du combattant opprimé, l’idée qu’il y aura toujours un client prêt à payer pour un travail créatif hautement personnalisé et soigneusement élaboré avec savoir-faire, rigueur et passion humaine. C’est ce que je pensais au départ : « L’IA diluera la créativité du monde, et nous nous démarquerons et brillerons par l’authenticité de notre travail. » C’est une illusion honorable, que j’ai entretenue en me gardant la tête confortablement enfouie dans le sable, avant de prendre le temps de mesurer mes adversaires et de prendre conscience que des milliards de dollars sont déployés et cherchent à m’écraser. Ce n’est pas un combat équitable. Personnellement, j’ai adopté un état d’esprit plus progressiste, en intégrant l’IA le plus possible dans mon travail et en me rappelant que ce que l’IA ne fait pas aujourd’hui, des milliers d’ingénieurs émérites me surprendront à le faire demain. Tenez pour acquis que la valeur marchande générale perçue du travail créatif sera affectée dans les prochaines années, et que ceux qui profitent de l’efficience de l’IA seront avantagés. Et peut-être trouverez-vous du réconfort dans l’idée que vous pourriez même découvrir de nouvelles façons de faire évoluer votre propre art, signature ou raison d’être. Après tout, les outils sont nouveaux, et l’innovation créative est à la portée de tous. Il suffit de rester maître de ses moyens.
Je pense que les créateurs et les agences doivent voir plus loin que le simple produit final. On doit se préparer à un monde de saturation visuelle (difficile à imaginer quand on a l’impression d’être déjà saturés visuellement). Dans quelques années, même le café du coin arborera des affiches créatives originales dignes d’une publicité de Nike. Je pense que tout deviendra si parfaitement exécuté que les gens développeront une tolérance à la beauté, et que notre travail créatif perdra de sa magie. Alors, qu’est-ce qui justifiera que l’on vous embauche, vous ou votre agence? Qu’est-ce qui justifiera le choix d’un service créatif plus cher? Tandis que les marques et la publicité se heurtent de plus en plus à des regards indifférents, je pense que la capacité à susciter l’émerveillement deviendra notre principal facteur de différenciation.
Jusqu’à présent, la formule que nous avons utilisée chez TUX pour susciter l’émerveillement est une combinaison de vérité humaine, de mise en récit et de savoir-faire créatif, en gardant à l’esprit qu’au moins un de ces éléments doit avoir un facteur de nouveauté. Si aucune des trois composantes de votre projet n’apporte de nouveauté, il n’y a pas de surprise pour le destinataire et vous ne faites qu’offrir une version différente de quelque chose qu’il a déjà vu sans susciter d’émotion. Dans un monde où l’IA permettra à tous de créer des interactions visuelles infinies à la vitesse de l’éclair (vous avez probablement vu la tortue en vitrail de Sora), l’innovation visuelle ne semble pas être un moyen durable de différencier votre entreprise à long terme, à moins que celle-ci ne dispose de ses propres serveurs d’IA hors réseau et décide de les entraîner à l’abri du monde extérieur – mais c’est là un sujet pour un autre article. L’IA sera aussi très certainement en mesure d’aider à construire un million de différents arcs narratifs parmi lesquels vous aurez la possibilité de choisir l’idée la plus captivante, en fonction par exemple d’une analyse de ce qui existe déjà. À mesure que les capacités informatiques deviendront plus accessibles (parce qu’elles le deviendront), vous pourrez demander à l’IA de passer en revue toutes les publicités de marque de l’année précédente, d’en extraire le discours narratif et de proposer de nouvelles façons de construire votre arc narratif. La mise en récit est une forme d’algèbre des mots que les machines ont déjà prouvé être capables de traiter. Lorsqu’il est question de trouver la valeur humaine dans la création d’émerveillement distinctif, la seule composante qui reste est la vérité humaine. J’adore le fait que nous l’appelions déjà de cette façon; une sorte de prophétie d’agence autoréalisatrice. Et c’est tout à fait logique : les vérités humaines sont essentiellement des intuitions que nous (les humains) avons soit en observant les sous-cultures qui réagissent aux tendances et aux sentiments de masse au fil du temps, soit en ressentant nous-mêmes une certaine forme de fatigue, de surexposition ou de pression.
En suivant la logique établie dans cet article, on pourrait affirmer que l’IA aura la capacité de déceler les sentiments de masse et de prédire de nouveaux mouvements. Mais je pense que même si elle est capable de dresser un portrait exhaustif des résultats possibles, elle n’aura pas la capacité de pressentir lesquels se produiront ensuite sans qu’un humain lui ait mis la puce à l’oreille au préalable. C’est donc le moment où jamais de miser sur notre instinct. Ce que l’IA qualifiera probablement d’« excentricité humaine » deviendra selon moi précieux pour les marques à la recherche d’une aide créative externe. Dans un océan de contenus impeccables et de récits intelligents, les communications qui éveillent un sentiment profond et suscitent l’intérêt culturel l’emporteront. Les organisations auront besoin d’aide pour déterminer le point de bascule entre la tendance et la contre-tendance. Elles apprécieront la valeur d’un travail créatif qui explore des sentiments opportuns, alimente de belles conversations et interpelle le cœur de leurs communautés. N’oubliez pas que nous, les artistes, avons toujours été des miroirs de la société. Notre art a le pouvoir de catalyser le progrès. Maintenant, demandez-vous quel type de progrès vous souhaitez favoriser.
Je voudrais vous laisser sur cette réflexion importante. Tandis que le savoir-faire créatif se démocratisera et que nos compétences deviendront des outils communs, tandis que vous consacrerez moins de temps et d’efforts (lire « passion ») pour créer de belles choses, posez-vous la question suivante : « D’où vais-je tirer ma satisfaction créative? » Si vous ne prenez pas plaisir à susciter des sentiments sous-culturels, où trouverez-vous votre motivation créative? Certains pensent qu’au bout de cette révolution de l’IA et de l’automatisation se trouve un grand défi sociétal : si les gens n’ont plus besoin de construire des choses, ils perdront leur raison d’être. Cette idée, même s’il s’agit d’une simple pensée parmi un univers de possibilités, me donne aussi froid dans le dos qu’une catastrophe nucléaire. La seule façon pour moi d’aller de l’avant est de combattre mentalement cette guerre spirituelle avec la conviction inébranlable que le monde aura toujours besoin de plus d’émerveillement. Je ferai donc tout ce qui est en mon pouvoir pour continuer à aiguiser mon esprit créatif. Je m’adapterai, j’apprendrai et je me perfectionnerai, quelle que soit ma position apparente dans cette course. Et c’est là, pour moi, la source immuable de motivation dont j’ai besoin pour me sentir utile et en contrôle – quoi qu’il arrive ensuite.
En bref
1. Commencez à vous dire : « Demain, l’IA excellera dans ce domaine. »
2. Votre plan actuel n’est peut-être pas assez ambitieux; l’IA progresse plus rapidement que prévu.
3. Prenez plaisir à découvrir les nouvelles fonctions et occasions que crée l’IA.
4. Trouvez du réconfort en tirant parti de ce qui fait défaut à l’IA : votre intuition humaine. N’oubliez pas que votre instinct sera plus précieux que jamais.
Ce texte est de Ludwig Ciupka, co-fondateur et directeur de la création chez TUX Creative Co.